Né au milieu du Grand Siècle, disparu avant les années décisives de la bataille encyclopédiste, Montesquieu n'a pas vécu les grands combats des lumières. Fier de ses « trois cent cinquante ans de noblesse prouvée », quoique sa baronnie soit récente, il reste jusqu'à sa mort « le Président », bien des années après la vente précoce de sa charge au parlement de Bordeaux. Attaché à sa petite patrie, à ses relations bordelaises, à ses terres qu'il gère en vigneron entreprenant, mais aussi en seigneur soucieux de ses « droits », à ses tours de La Brède, comment serait-il l'homme des ruptures ? Il n'est pas jusqu'à sa culture qui ne revête un caractère traditionnel : plus de la moitié des trois mille ouvrages de sa bibliothèque sont en latin.
Mais cet homme de tradition fut aussi un moderne, parvenu à l'âge d'homme au moment où s'achevait la fameuse querelle dont la signification n'est pas étroitement littéraire. Il s'est formé dans cette période de la « crise de conscience européenne » où l'ordre ancien et les valeurs admises sont ébranlés par un grand vent de contestation, et, jusqu'à sa mort, son horreur du « despotisme » s'est nourrie du souvenir des années sombres du règne de Louis XIV. L'éducation reçue chez les Oratoriens de Juilly, moins classiquement rhétorique que celle que dispensaient les collèges jésuites, a pu le prédisposer à jeter sur le vieux monde un regard neuf. Surtout, ce « grand provincial » est très tôt devenu un Parisien qui ne cessera d'être attiré par la capitale de l'Europe éclairée. Car cette attirance n'est pas seulement mondaine. L'aristocratie que Montesquieu fréquente dans les salons parisiens, notamment dans celui de Mme de Lambert, est aussi une élite intellectuelle où voisinent « beaux esprits », gens de lettres, savants et philosophes. Sa position sociale, le succès des Lettres persanes, son titre d'académicien lui ouvrent l'Europe entière lorsqu'il entreprend en 1728 le « grand tour » qui le conduit pendant trois ans de Vienne à Venise, à Florence et à Naples, de Rome en Hollande et à Londres, où il séjourne près de dix-huit mois. Grâce aux gazettes et aux récits de voyages, l'horizon s'élargit encore : à côté de l'Antiquité classique et des « origines » de la monarchie française ou de l'Europe contemporaine, les civilisations lointaines – la Perse, la Guinée, les deux Indes, le Japon, la Chine – ont leur place à La Brède. Français « par hasard », malgré l'enracinement dans le terroir natal, Montesquieu se veut citoyen du monde : il l'est de pratique autant que de vocation.
S'il inaugure un siècle cosmopolite, ce n'est cependant guère dans ses aspects futiles et superficiels. En voyage, il a la curiosité légère du mondain qu'amuse le pittoresque des mœurs, mais aussi une attention méthodique aux systèmes politiques comme aux aspects économiques, voire militaires de la vie des États. Peu sensible aux paysages, il découvre les beaux-arts en Italie, mais la beauté des œuvres, sans lui être étrangère, le retient moins que la manière dont elles sont faites. Tout au long de sa vie, il pousse jusqu'à la technicité le goût des observations précises et des faits de l'espace et du temps qui s'accumulent dans ses cahiers : Mes pensées, Spicilège, Voyages, Geographica. Mais son ambition intellectuelle déborde de beaucoup celle des « recueils » de curiosa, qui continuent, au xviiie s., la tradition de l'érudition humaniste. Montesquieu a la curiosité raisonnée du philosophe qui rapproche et relie les faits qu'isole l'observation superficielle, et il excelle à découvrir entre eux des rapports inattendus. Il a enfin le goût de l'utile et la passion du bien public. Moderne surtout par sa volonté de comprendre, pour qu'on y vive mieux, le monde où il vit.